« Jusqu'à ce que nous soyons toutes libres » : la militance « sentipensée » des féministes agroécologiques brésiliennes contre les violences agrocapitalistes 1 HÉLOÏSE PRÉVOST Caruaru, Brésil, le 12 août 2016 Le Mouvement de la femme travailleuse rurale du Nordeste (O Movimento da Mulher Trabalhadora Rural do Nordeste ou MMTR-NE) fête ses 30 ans. Il est 15 h. Dans l'auditorium, une centaine de femmes vont et viennent. Toutes portent un teeshirt fuchsia avec le logo du mouvement, une feuille d'arbre verte. Sur le mur du fond, les lettres AGROECOLOGIA (agroécologie) sur fond rouge, cousues en chiita, tissu traditionnel du Nordeste représentant des fleurs colorées. Au centre de la pièce, une femme se tient debout, micro à la main. Autour d'elle, 17 femmes sont allongées au sol, leurs pieds tournés vers celle qui est debout. Six bougies les entourent. Elles forment une marguerite (margarida). Chaque femme incarne un pétale. Au Brésil, la margarida est aussi bien une fleur qu'un symbole de lutte : Margarida Alves, leadeuse syndicale rurale assassinée le 12 août 1983 à Alagoa Grande (Paraíba) sur ordre de propriétaires terriens. C'est la commémoration de sa mort. C'est l'anniversaire du mouvement. La femme se tenant au centre entame une neuvaine populaire du Nordeste. Toutes reprennent en choeur. Le chant s'arrête. Un moment de silence, têtes baissées. L'ambiance est lourde. Puis la femme au centre clame « Margarida. » Toute la salle répond : « Présente! » Une femme-pétale se lève : « Maria. » « Présente! » Une autre femme-pétale se lève : « Izabel. » « Présente! » Une autre encore se lève... Chacune se redresse, incarnant une des companheiras 2 disparues, qui renaît, revient parmi elles. Toutes debout, elles poussent un cri de joie et de victoire, qui se termine par des applaudissements. Ce moment est appelé une mística, soit une mise en scène articulant chants, danses et gestes rituels, qui exprime des valeurs partagées, des idéaux, des raisons de lutter (Castells 2001). Cette mística mobilise les trois types de corps (Santos 2018) : le corps mourant, le corps souffrant, le corps jubilant. Les oppressions provoquent le corps mourant. La lutte vit, visibilise et utilise le corps souffrant. La lutte se nourrit de la force vitale du corps jubilant.