La première image qui vient à l'esprit, lorsque l'on considère ce qui apparaît comme une cascade de soulèvements initiés par la chute rapide et inattendue de Ben Ali le 14 janvier 2011, c'est le « printemps des peuples » en 1848, lorsqu'une manifestation de rue à Paris débouche sur trois jours d'insurrection, la restauration de la République et, par la grâce du télégraphe, des chemins de fer et des presses rotatives, s'étend en une dizaine de jours à des villes aussi diverses que Berlin et Munich, Vienne, Milan, Venise. Pourtant, comme pour 1848, il faut se méfier des interprétations trop globalisantes qui voudraient voir dans les événements de 2010-2012 le produit d'une vague unifiée d'insurrections. Au-delà de l'effet déclencheur de la chute de Ben Ali, les trajectoires et donc les formes prises par les soulèvements égyptien, marocain, bahreïni, libyen, yéménite et syrien sont très contrastées et ce n'est que par méconnaissance ou mu par un enthousiasme bien compréhensible que l'on a parlé de « révolutions arabes » ou de « arab uprisings ». Il est trop tôt pour savoir si l'on a à faire, ici ou là, à des révolutions. La question ne pourra être tranchée qu'a posteriori, à l'aune des résultats produits ; elle ne nous occupera pas ici. Nous nous contenterons de parler de « révoltes », terminologie vague qui a l'avantage de ne préjuger en rien de ce que des processus en cours particulièrement complexes produiront. Pour autant, nous sommes conscients que des Tunisiens, des Égyptiens, des Libyens, des Yéménites, des Syriens pensent vivre une révolution, luttent pour la faire triompher, la continuer ou la protéger. Par ailleurs, bien que le qualificatif « arabe » charrie des implicites et des malentendus, nous nous sommes résolus à l'utiliser par simple commodité de langage. La littérature consacrée aux révolutions en science politique, sociologie et histoire est particulièrement vaste. Et le rythme des publications à propos des événements récents est particulièrement soutenu. Pourquoi dès lors infliger au lecteur un dossier de plus sur le sujet ? Deux solides raisons justifient notre entreprise. D'une part, si les sciences sociales sont prolixes sur les causes et les conséquences des révolutions, elles le sont beaucoup moins sur les situations révolutionnaires elles-mêmes, leurs propriétés et les processus qui y conduisent. Les publications récentes, nous le montrerons dans cette introduction, n'y échappent pas. D'autre part, toutes les contributions de ce dossier reposent sur des enquêtes de terrain menées au coeur de la dynamique des événements qui s'attachent à comprendre comment les acteurs individuels et collectifs « pris » dans cette dynamique perçoivent les situations et orientent leurs conduites, ce qui là encore est plutôt rare dans la production existante. Nous reviendrons dans cette introduction sur ce qui justifie ce double parti pris. Nous commencerons par une analyse critique de la littérature dont on nous pardonnera le caractère non exhaustif 1. Nous expliciterons dans un second temps un certain nombre ...