Le concept de radicalisation se trouve aujourd'hui fragilisé par l'usage à la fois massif et protéiforme qui en est fait (Sedgwick, 2010). Cet article, qui s'intéresse à la radicalité à l'échelle individuelle, s'appuie sur une approche processuelle de l'engagement (Fillieule, 2001) et de la radicalisation (Collovald, Gaïti, 2006 ; Crettiez, 2016). Il vise à affiner la compréhension des trajectoires de radicalisation 1 en s'appuyant sur une enquête de terrain menée dans le cadre d'une recherche doctorale sur les conséquences biographiques de l'engagement révolutionnaire en Turquie depuis les années 1970 (Cormier, 2016). Au cours de cette décennie, la Turquie, comme nombre de pays européens et du Moyen-Orient, a connu une importante vague de contestation politique sur fond de crise économique, politique et sociale (Gourisse, 2014). Le conflit a opposé un mouvement de gauche protéiforme à une extrême-droite fortement structurée autour d'un parti, le Milliyetçi Hareket Partisi (MHP, parti de l'action nationaliste), qui s'est implanté progressivement dans différents espaces sociaux : syndicalisme, milieu étudiant, associations culturelles et gouvernement à la suite d'alliances partisanes. Les affrontements de plus en plus violents entre militant•e•s de gauche et de droite ont fait près de 5 000 victimes entre 1975 et 1980 sur l'ensemble du territoire. Jusqu'à la proclamation de l'état de siège dans la majorité des départements du pays en décembre 1979, l'État turc est parvenu difficilement à maintenir l'ordre et à mettre un terme aux dynamiques de radicalisation politique à l'oeuvre. Cette décennie de fortes tensions sociales s'est clôt avec le coup d'État militaire du 12 septembre 1980 qui a durement réprimé la gauche 2. Un aperçu de la gauche turque dans les années 1970 : La gauche turque dans les années 1970 constitue un champ multiorganisationnel (Curtis, Zurcher, 1973) fragmenté à la fois pour des raisons idéologiques d'appropriation de l'héritage des mouvements des années 1960 décapités par le régime répressif issu du coup d'État militaire de 1971, mais aussi en raison du recours ou non à la violence. On peut néanmoins distinguer trois sous-ensembles. En premier lieu, le mouvement syndical est organisé autour de la Devrimci İşçi Sendikaları Konfederasyonu (DISK, Confédération des syndicats révolutionnaires de Turquie), créée en 1967, de tendance socialiste et réformiste en dépit de fortes tensions internes. En second lieu, la gauche partisane légale apparaît particulièrement fragilisée. Plusieurs petits partis légaux 3 se disputent l'héritage du Türkiye Işçi Partisi (TIP, parti des travailleurs de Turquie), interdit en 1971. Parallèlement, le Türkiye Komünist Partisi (TKP, parti communiste de Turquie), interdit par les autorités depuis 1922, renaît clandestinement de ses cendres. Aligné sur l'URSS, il promeut le développement d'un maillage révolutionnaire souterrain et s'efforce de prendre le contrôle du mouvement syndical tout en se tournant vers la jeunesse. Certains partis, comme le TIP ou le TKP à travers le...