Eduardo Lourenço, dans le livre qui, en 1973, a renouvelé l'image de Pessoa, prévient le lecteur que son essai n'a de sens que si l'on admet, une fois pour toutes, que le poète qu'il étudie est un génie. Le mot n'est pas lancé au hasard. Pessoa a lui-même proposé dans Erostrate une théorie du génie, qu'il oppose au talent. Le talent, c'est l'habileté d'exécution, le don de s'adapter au public. « Le génie est fait de folie assagie par dilution dans l'abstrait, comme un poison changé en remède par mélange. L'essence du génie est l'inadaptation à l'environnement ». 9 J'appartiens à une confrérie internationale informelle de dévots de Pessoa, comme il y a en aussi de Rilke et de Kafka. Notre passion pour eux est paradoxale. Nous exaltons des hommes qui ont refusé le succès. Béatrice montre bien qu'à la source de leur inspiration, nourrissant leur écriture et orientant leur vie, il y a le désir fou à la fois de l'échec et de la gloire, comprise tout autrement que comme la notoriété, celle que donnent aujourd'hui les mass media. Un fragment (n°4) du Livre de l'intranquillité révèle le secret de leur obscur éclat. La vérité de Pessoa, mais aussi celle de Rilke et de Kafka, se trouve dans l'accord parfait entre la conscience de n'être rien et la certitude d'être tout. Avoir tout raté, être un poète « maudit » (comme Verlaine appelait ses amis), un « vaincu de la vie » (comme s'appelaient les écrivains portugais de la génération de 1870) n'empêche pas de se sentir habité par toute la grandeur humaine possible.Tenir un journal intime, pour eux, ce n'est donc pas, comme dans la sagesse traditionnelle, mieux se connaître, mais se faire autre. Non pas savoir qui l'on est, comme le voulait Socrate ou Montaigne, mais le devenir, comme l'enseigne Nietzsche. C'est un travail sur soi, qui doit provoquer un changement en soi. Chacun d'eux sait, comme Malte, que « de grandes choses » l'attendent. Il s'agit de les faire advenir. Le journal, ainsi conçu, est un processus de transfiguration, au sens évangélique (quand Jésus, dans la « nuée de lumière », dit aux fidèles disciples : « Eveillez-vous, n'ayez pas peur »). Dans chacun des cas, en Rilke, en Kafka, en Pessoa, un homme apparemment et peut-être réellement insignifiant devient un être supérieur à l'humain ordinaire. Chacun, en vivant sa saison en enfer, car cette ascèse de l'écriture est une souffrance, construit son propre mythe, qui lui renvoie une image de lui magnifiée.Au cours de cette évolution, il y a un moment central que Béatrice analyse magistralement en empruntant à Roland Barthes l'idée du « neutre ». A ce moment de son parcours, l'écrivain tente de se nier, de s'oublier, de disparaître à lui-même. Le neutre, c'est l'opacité et le silence de l'être. Une sorte de mort expérimentale, pour qu'une vie nouvelle en surgisse. Si le grain ne meurt… Béatrice dit magnifiquement, à propos de Kafka, que « l'artiste est celui qui met fin à la musique du monde », mais j'ajoute que c'est pour retrouver, au-delà de la sensation brute, le véritable chant du monde, tel que le font ente...