L'instauration de la « guidance du juriste » en Iran Les paradoxes de la modernité chiite Outre les multiples transformations qu'elle a engendrées dans la société iranienne, l'instauration de la République islamique en Iran demeure intéressante pour le chercheur en sciences sociales dans la mesure où elle stimule la réflexion sur la modernité religieuse. En opérant la fusion des pouvoirs religieux et politique en la personne du juriste musulman, l'institution de la « guidance du juriste » (wilā yat al-faqīh) parut aller à rebours de la modernité entendue comme sécularisation. Or, loin d'être une simple réaction à un phénomène perçu comme étranger à l'islam, l'avènement d'un État fondé sur la guidance du juriste représenta une réponse dynamique des clercs chiites aux contraintes menaçant l'institution de l'autorité religieuse (marja'iyya). De fait, la formulation de la doctrine de la wilā yat al-faqīh s'est inscrite dans une double temporalité : l'émergence de l'État centralisateur, sécularisant et fondé sur un principe d'identité collective déconnecté de la religion (l'Étatnation) ; le long processus de développement de l'autorité des religieux chiites. Premier paradoxe donc : l'établissement de la guidance du juriste marque l'interaction entre l'évolution interne de la tradition chiite et la modernité apparaissant comme exogène. Amorcé, dès le XIX e siècle, sous la pression des ingérences européennes, le renforcement des États du Moyen-Orient se traduit par une limitation du rôle des religieux. Corollaire de l'affirmation de l'État, la sécularisation restreint progressivement le champ de compétence des oulémas et, partant, leur place dans la société. Cette tendance s'accentue à l'issue de la Première Guerre mondiale, avec la création de nouveaux États consécutive à l'effondrement de l'Empire ottoman et à l'avènement, en Iran, de la dynastie des Pahlavi. Mais c'est à partir des années cinquante qu'elle atteint son paroxysme : le défi posé aux autorités religieuses musulmanes est alors d'autant plus grave que le contrôle de l'État se conjugue avec l'influence croissante de systèmes sociopolitiques présentés comme des alternatives à l'islam. Tandis que l'un réduit le rôle des clercs, les autres battent en brèche l'autorité intellectuelle et morale de la religion.