D'expériences semblables, le passé, même lointain, jamais n'en connut. » Michel Serres 1 « De toutes les dents du temps, celle qui travaille le plus, c'est la pioche de l'homme. L'homme est un rongeur. Tout sous lui se modifie et s'altère, soit pour le mieux, soit pour le pire. Ici il défigure, là il transfigure. […] La balafre du travail humain est visible sur l'oeuvre divine 2 . » C'est par ces mots, extraits des Travailleurs de la mer, que Victor Hugo présente l'homme prométhéen de la modernité conquérante. En humaniste cartésien, en progressiste éclairé, cet homme « entreprend l'infini ». « Tout » le « borne », mais « rien ne l'arrête » : « il réplique à la limite par l'enjambée ». Telle est sa grandeur et telle est sa démesure : pour « ce vivant à brève échéance », « l'impossible est une frontière toujours reculante ». Maîtriser et posséder, vaincre et conquérir. L'enjambée fut l'autre nom de cet élan invincible dépeint par Hugo, qui ne pouvait prévoir les conséquences néfastes du « maître mot » lancé par Descartes « à l'aurore de l'âge scientifique et technique 3 ». Le Prométhée que le poète célèbre dérange, déplace, supprime, abat ; rase, mine, sape, creuse, fouille, casse, pulvérise, efface cela, abolit ceci, et reconstruit avec de la destruction. Rien ne le fait hésiter, nulle masse, nul encombrement, nulle autorité de la matière splendide, nulle majesté de la nature. […] il monte à l'assaut de l'immensité, le marteau à la main 4 . En homme du XIX e siècle, Hugo exalte avec lyrisme la puissance de cet être affairé, dressé contre l'obstacle et s'imposant partout. Conférant une noblesse poétique à « l'empiètement » humain, il en célèbre l'audacieuse avancée. Pour cet insatiable « rongeur », l'avenir était certain. Menant partout le flambeau des Lumières, « la possibilité de faire ou de ne pas faire 5 » lui était étrangère, nulle hésitation ne retenait son bras. L'humanité que la modernité colonisatrice façonnait et qu'elle voulait universelle allait de l'avant, détruisant paysages et territoires, éliminant cultures et savoirs. Et les « zoos humains » des expositions internationales, effacés de nos Écocritique : ligne de front