En mars 2017, l’artiste et développeur Ross Goodwin se lance dans un road trip entre New York et La Nouvelle-Orléans le conduisant sur les traces de Jack Kerouac. Il monte à bord d’une Cadillac équipée d’une caméra de surveillance, d’un GPS, d’un microphone, d’une horloge, le tout connecté à un réseau de neurones artificiels AI Wordcar, qu’il a lui-même nourri et éduqué durant plusieurs années des plus grands récits de voyage de la littérature anglo-saxonne. Imprégné du vocabulaire et du rythme des textes, AI Wordcar écrit et décrit ses perceptions numériques dans un long poème en prose, hybridant le programme de la machine avec des données collectées sur la route. Cette « performance littéraire automatisée » a attiré l’attention de la maison d’édition Jean Boîte ; en 2018 paraît 1 The Road, sous l’accroche suivante : « Le premier livre écrit par une intelligence artificielle est un road trip gonzo ». Dans cet article, nous proposons d’analyser 1 The Road comme une production culturelle se situant au croisement de la performance artistique et littéraire, de l’imaginaire du livre, des pratiques éditoriales contemporaines, et des mutations du capitalisme numérique liées à l’intelligence artificielle. Dans un premier temps, nous nous intéressons aux spécificités du processus de création textuelle mis en œuvre durant la performance, et aux questions que la démarche peut susciter en termes de posture auctoriale. Puis nous interrogeons les enjeux de remédiation éditoriale et de « mise en livre » : comment un texte écrit par une intelligence artificielle est-il transformé en « produit culturel, collant aux usages et aux attentes des consommateurs » ? En dernier lieu, nous nous penchons sur les enjeux idéologiques et politiques d’une entreprise artistique et éditoriale dont l’existence semble aussi servir les intérêts de la firme Google. À l’heure où les procédés liés à l’intelligence artificielle sont majoritairement issus de grandes firmes néolibérales, le destin de la littérature numérique semble en effet inévitablement lié à des formes de domination culturelles et capitalistiques impulsées par les GAFAM.