187
Les poissons ont de si jolies têtes Qu'on est obligé de les déplacer fréquemment À cause du ravage qu'ils font dans le coeur des médusesRaymond QueneauDire du cancer qu'il résulte d'un processus se déroulant en plusieurs étapes est maintenant un lieu commun. En effet, l'étiologie de cette pathologie suggère que la progression vers un phénotype tumoral agressif passe par l'acquisition d'au moins six propriétés qui pourraient servir à dresser un portrait robot de la cellule cancéreuse [1]: indépendance vis-à-vis des signaux de prolifération, insensibilité aux signaux antiprolifératifs, abolition de l'apoptose, capacité proliférative illimitée, capacité de susciter l'angiogenèse et acquisition d'un pouvoir invasif. L'apparition de ces traits spécifiques résulte de l'existence de méca-nismes cellulaires intrinsèques dont le dysfonctionnement serait à l'origine du cancer. Toutefois, notre appréciation de leur importance relative a considérablement changé au cours des deux dernières décennies. Cet article se présente ainsi comme une saga destinée à donner une vue globale de l'évolution de nos idées sur les mécanismes molécu-laires et cellulaires impliqués dans la survenue de tumeurs, où les principales observations et les concepts qui en ont découlé sont regroupés, pour des raisons didactiques, en trois actes.Acte I: des proto-oncogènes aux gènes suppresseurs de tumeurs La conversion proto-oncogène en oncogène vue comme une perversion des voies de signalisation Les deux dernières décennies ont conduit tout d'abord à une vision du processus cancéreux comme une maladie de la signalisation inter-aussi bien qu'intracellulaire. Ainsi, parmi les oncogènes découverts à ce jour, nombre d'entre eux interviennent dans l'une des grandes voies de signali- MEDECINE/SCIENCES 2003 ; 19 : 187-99 REVUES SYNTHÈSE > La vision que nous avons de la cellule tumorale a considérablement changé depuis la découverte des proto-oncogènes, gènes clés dont le dérèglement faisait du cancer une maladie de la signalisation cellulaire. En effet, l'émergence d'une cellule cancéreuse a progressivement été perçue comme résultant d'une augmentation de la fréquence des mutations, mutations qui sont ensuite sélection-nées par l'apparition d'un avantage sélectif, conduisant ainsi au concept du « phénotype mutateur ». L'instabilité génomique, reconnue comme mécanisme essentiel dans la genèse et l'évolution des processus cancéreux, et dont le rôle avait été entrevu depuis longtemps par les cytogénéticiens, transformait ainsi le cancer en une maladie de la réparation des lésions génotoxiques. Par ailleurs, l'instabilité chromosomique qui est fréquemment observée conduit à un nombre anormal de chromosomes (aneuploïdie) qui, très souvent, ont une structure aberrante. Les coupables, identifiés dans le camp des régulateurs du cycle cellulaire, provoquèrent un nouveau changement dans notre perspective, impliquant ainsi les mécanismes de contrôle de la bonne coordination des deux phases essentielles que sont la phase S et la mitose. <