Classes préparatoires aux grandes écoles, Lille
Ceux qui croient pouvoir vaincre les labyrinthes en fuyant leurs difficultés restent en dehors. Italo Calvino, « Le Défi au labyrinthe »
Remarques introductivesLa Bataille de Pharsale de Claude Simon (1969) est un des Nouveaux Romans qui s'écartent le plus des canons syntaxiques hérités du roman « classique » : la simple lecture de l'incipit suffit pour faire comprendre au lecteur qu'il a affaire à un agencement scriptural sui generis, sur lequel le « découpage » phrastique privilégié par la grammaire traditionnelle n'a pratiquement aucune prise.(1) Jaune et puis noir temps d'un battement de paupières et puis jaune de nouveau : ailes déployées forme d'arbalète rapide entre le soleil et l'oeil ténèbres un instant sur le visage comme un velours une main un instant ténèbres puis lumière ou plutôt remémoration (avertissement ?) rappel des ténèbres jaillissant de bas en haut à une foudroyante rapidité palpables c'est-à-dire successivement le menton la bouche le nez le front pouvant les sentir et même olfactivement leur odeur moisie de caveau de tombeau comme une poignée de terre noire entendant en même temps le bruit de soie déchirée l'air froissé ou peut-être pas entendu perçu rien qu'imaginé oiseau flèche fustigeant fouettant déjà disparue l'empennage vibrant les traits mortels s'entrecroisant dessinant une voûte chuintante comme dans ce tableau vu où ? combat naval entre Vénitiens et Génois sur une mer bleu-noir crêtelée épineuse et d'une galère à l'autre l'arche empennée bourdonnante dans le ciel obscur l'un d'eux pénétrant dans sa bouche ouverte au moment où il s'élançait en avant l'épée levée entraînant ses soldats le transperçant clouant le cri au fond de sa gorge (BP, 9)Dans notre exposé, qui constitue le prolongement direct d'une série de travaux plus ou moins récents sur l'écriture simonienne (v. notamment Rannoux 1997, Zemmour 1998, Yocaris 2002, 2006a, 2006b cf. également Piat 2005), nous nous fixons quatre objectifs : (a) décrire les transgressions syntaxiques mises en relief dans La Bataille de Pharsale ; (b) montrer que ces transgressions confèrent au texte une dimension « rhizomatique », puisque chacune de ses composantes se trouve reliée aux autres par un tissu de connexions mouvantes qui se font et se défont sans cesse ; (c) pointer l'isomorphisme que l'on voit apparaître dès lors entre ce dispositif syntaxique et le dispositif narratif qu'il sous-tend, les deux offrant l'image d'un espace réticulaire qui se reconfigure en permanence ; (d) replacer le projet d'écriture ainsi dégagé dans un contexte conceptuel et historique plus vaste, en le rattachant aux invariants thématiques et stylistiques qui caractérisent les oeuvres de fiction postmodernes.
Le concept de « rhizome »Qu'est-ce qu'un rhizome ? Emprunté à la botanique, le terme est utilisé par Gilles Deleuze et Félix Guattari dans Mille plateaux pour désigner un espace organisationnel abstrait qui est absolument irréductible à toute unification. À la différence de la racine, le rhizome ne saurait ê...